[Mesdames et Messieurs], le 18 janvier 2015
L’hospitalité d’Abraham
« Je souhaite commencer mon modeste propos par l’évocation d’un épisode que vous connaissez tous parfaitement, à savoir l’apparition [au chêne] de Mamré. [Cet épisode marque] tout le chapitre 18 du livre de la Genèse. Abraham y accueille alors trois « hommes » auxquels il s’adresse dans un singulier de majesté. Comme pour une supplication, il s’adresse à eux en disant « Seigneur ». Il ne me revient pas de détailler cette lecture biblique commune à nos deux traditions religieuses. En revanche, je souhaite m’arrêter sur ce verset central dans la vie de nos communautés : « Abraham doit devenir une nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre, car J’ai voulu le connaître afin qu’il prescrive à ses fils et sa maison après lui d’observer la voie du Seigneur en pratiquant la justice et le droit ; ainsi le Seigneur réalisera pour Abraham ce qu’Il a prédit de lui. » (Gn 18, 19)
L’enjeu universel
« La justice et le droit » [constituent] très certainement l’engagement le plus essentiel dont judaïsme et christianisme orthodoxe doivent aujourd’hui faire la promotion. Il s’agit d’un héritage spirituel qui a traversé les siècles. Pour autant, il ne peut être notre seul apanage. La protection de la justice et du droit est constitutive de toute expérience proprement religieuse dès lors qu’elle s’inscrit dans l’ouverture à [autrui], dans la volonté de dialoguer, dans la lutte contre toute forme de haine, au profit de la glorification d’un Dieu juste par l’amour. Aussi, ne pourrons-nous être fils et filles d’Abraham, du moins pour ceux qui s’en prévalent, que lorsque nous aurons à cœur de vivre pour la justice dans le respect du droit.
Présence indispensable du judaïsme
« À l’heure où la France panse les plaies des dernières attaques terroristes, à l’heure [de] la haine au triple visage – négation de la liberté d’expression, opposition à l’autorité de l’État et antisémitisme par la main d’effroyables meurtriers – il nous revient à nous, responsables religieux, de savoir poser un regard clair sur la nature des relations interreligieuses. J’ouvre ici une parenthèse en souhaitant présenter une nouvelle fois mes plus sincères condoléances à l’ensemble de la communauté juive de France. Comme j’ai d’ailleurs pu l’écrire au Grand Rabbin de France, Monsieur Haïm Korsia, les terribles événements qui ont ensanglanté à nouveau la communauté juive ne doivent pas avoir pour effet d’accroître le départ de ses membres. Les Juifs de France de par leur vécu, de par le ferment culturel qu’ils représentent, de par l’intelligence historique dont ils sont porteurs, sont indispensables à la civilisation démocratique qui s’est forgée dans le temps long de notre passé commun. La démocratie, pour ne pas dire la République, ne peut se penser sans un judaïsme contribuant à la diversité du paysage religieux français.
Dialogue judéo-chrétien
« J’ai donc l’honneur aujourd’hui de présenter quelques réflexions à propos du rapport entre judaïsme et orthodoxie [chrétienne]. Deux mille ans d’histoire ne peuvent aisément faire l’objet d’une présentation de cinq minutes. Pour autant, j’aimerais souligner que notre tradition religieuse, au regard de son histoire propre, a toujours été amenée à coexister avec le judaïsme, tout d’abord dans un débat théologique particulièrement intense comme [celui de] saint Justin le Philosophe (2e siècle de notre ère) dans son dialogue avec Tryphon. L’autonomisation du christianisme à l’égard du judaïsme à l’heure des premières communautés chrétiennes, ne se fait pas sans douleur, telle une maïeutique indispensable permettant de délimiter les frontières spécifiques entre ces deux traditions religieuses.
Un sens commun de l’oblation
« Mais au-delà des controverses théologiques, pour le coup souvent caricaturales, il convient d’insister sur le fait que judaïsme et orthodoxie [chrétienne] sont tous deux des religions d’Orient. Dans sa liturgie même, l’Église orthodoxe a conservé des éléments que les savants font remonter jusqu’aux cultes pratiqués dans le judaïsme. Il s’agit avant tout d’une inspiration commune selon laquelle tout doit être offert à Dieu dans un mouvement d’action de grâce, lui présentant ce qui nous fut donné gratuitement. Ce paradoxe est fondateur d’une interprétation commune sur la fin des temps. On parle alors d’une eschatologie convergente entre nos deux religions sur laquelle a si bien travaillé le prêtre orthodoxe Lev Gillet dans un ouvrage publié en 1941, en Angleterre – ce fait n’est pas innocent au vu des luttes dans lesquelles le monde était engagé – intitulé Communion dans le Messie, études sur le rapport entre le judaïsme et le christianisme.
Regard chrétien sur le peuple juif
« À la même époque, il est indispensable de parler de cette figure lumineuse, contemporaine de Père Lev, celle d’Élisabeth Iourievna Pilenko (1891-1945), connue aussi sous le nom de Mère Marie Skobtsov. Cette dernière, immigrée russe en France depuis 1941, fut l’une des personnalités les plus engagées de son temps. Membre d’une intelligentsia bouillonnante, elle était aussi une femme d’engagement et d’action, dont la foi l’a portée jusqu’au sacrifice ultime. En effet, arrêtée par la Gestapo en 1943, elle meurt à Ravensbrück en 1945 après avoir pris la place d’une jeune femme juive destinée à la chambre à gaz. En la canonisant en 2004 comme martyre, le Patriarcat œcuménique de Constantinople a non seulement reconnu le courage et la force de cette femme, mais il a parfaitement signifié le regard compassionnel de notre tradition religieuse sur le drame historique de la Shoah. Devant l’horreur de la mort, dans laquelle s’accomplit selon notre théologie le mystère salutaire du Christ, il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme : [il n’y a] qu’une humanité universelle forgée dans le mystère de la souffrance. Ce sacrifice pour la justice et le droit fait écho aujourd’hui aux victimes des attentats perpétrés il y a une dizaine de jours.
L’antisémitisme
« En outre, je suis personnellement engagé depuis de nombreuses années, dans le cadre de la mission du Patriarcat œcuménique de Constantinople, en faveur de la promotion du dialogue avec le judaïsme. Il me revient donc assez souvent, pour ne pas dire trop souvent, de rappeler à notre monde orthodoxe l’indispensable lien qui nous unit au judaïsme. Dette historique, dette spirituelle, dont certains de nos textes liturgiques ne rendent pas parfaitement compte. Car, en jouant sur le contraste paulinien des deux lois, certains « théologiens » orthodoxes développent des représentations pouvant nourrir l’antisémitisme d’aucuns. Ce fait existe. Il ne peut être passé sous silence. En revanche, l’Église orthodoxe ne peut pas non plus se résumer à ces prises de positions personnelles n’engageant que leurs auteurs, fussent-ils évêques.
Racines communes
« Mais il ne doit pas non plus éclipser le fait que depuis 1977 l’Église orthodoxe et le judaïsme se retrouvent régulièrement au cours de rencontres internationales marquant la volonté de rapprochement et d’une meilleure compréhension mutuelle. Consciente de sa continuité avec l’Ancien Israël, l’Église orthodoxe appelle à une fidélité [aux] racines communes, ainsi qu’à l’ouverture nécessaire pour l’approfondissement du dialogue indispensable à la vie de nos communautés, tout comme à la protection de la liberté religieuse.
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Contribution de l’art
« Le judaïsme et l’orthodoxie [chrétienne] ont tissé à travers les siècles d’intimes échanges qui aujourd’hui nourrissent, a fortiori dans le contexte de la France, l’excellence de leurs fraternelles relations. Au croisement de nos deux religions, l’art constitue une porte d’accès pouvant mêler, sans confondre, des inspirations différentes qui disent la vitalité créatrice du [fait de] croire. Marc Chagall est à ce croisement comme l’interprète par excellence du judaïsme et de l’orthodoxie russe. Vous vous souvenez certainement de cette magnifique représentation de l’hospitalité d’Abraham qui, dans une déclinaison majestueuse de rouges, reprend littéralement la tradition des icônes par la mise en œuvre d’une perspective inversée, incluant le spectateur à l’intérieur de la scène. L’originalité de cette œuvre réside dans le fait que les trois anges nous apparaissent de dos et non de face comme dans les représentations d’un Andreï Roublev par exemple. Comme si le peintre tenait à nous mettre dans la perspective de cette « voie du Seigneur » à laquelle nous faisons face afin d’y cheminer par la pratique de la justice et le respect du droit.
« Aussi, finirais-je cette modeste intervention en laissant à votre méditation ces mots de Charles Péguy : ‘ Une seule injustice, un seul crime, (…) une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social ; une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre l’honneur, à déshonorer tout un peuple.’ »
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« Juifs et Chrétiens : Connaissance mutuelle & Enjeux d’une réflexion commune pour notre société », le métropolite Emmanuel, président de l’AEOF, Collège des Bernardins (Paris), 18 janvier 2015 – les intertitres et les corrections sont les nôtres.