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L’amour sacrificiel

Francois Varonne ce Dieu cense aimer la souffrance

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Un mot qui fait fuir –

Le mot « sacrifice » est un des mots de la langue française qu’il est le plus difficile d’employer, tellement il est chargée de connotations négatives. Ce mot répulsif évoque le sang, la mort, la frustration voulue ou imposée à autrui. « Faire des sacrifices », une expression à résonance expiatoire et doloriste, comporte le projet étrange de plaire à Dieu par la souffrance, ou celui d’accroître nos mérites devant sa face. François Varone, dans Ce dieu censé aimer la souffrance (cerf, Paris, 1993, p. 12-13), reconnaît dans cette éthique sacrificielle la théorie de la satisfaction : le sacrifice est, dans le contexte d’un certain christianisme, censé apaiser un dieu que le péché adamique a offensé, qui attend réparation et se plaira à notre souffrance réparatrice. Rien d’étonnant à ce que le mot même écorche l’oreille.

Retrouver le contenu positif du sacrifice

Sacrifice expiatoire, oblation, offrande, victime consentante ou forcée, forment en bonne part, il faut le reconnaître, le contenu de toutes les religions et l’unité du phénomène religieux. Mais, dans la civilisation biblique, une dimension magistrale est apportée par l’alliance divino humaine : « Seigneur, accepte ce sacrifice offert pour tout ton peuple », dit une prière (2 Ma 1, 26) et le Seigneur affirme : « Mes fidèles ont scellé leur alliance par un sacrifice » (Ps 49, 5). Pourtant, ce même Seigneur marque une répugnance à l’égard des holocaustes (Hx 10, 5, cf. Ps 39, 7) et sa préférence pour le sacrifice de louange (Ps. 49). Mais des sacrifices rituels et une prêtrise de sacrificateurs sont organisés. Le sacrifice sanglant, humain ou animal, marque la conscience universelle. Le sacrifice du Christ met un terme à la lignée des sacrifices expiatoires, et renouvelle l’Alliance par son sacrifice (Héb. 9 et 10).

La purification

Il existe indéniablement une dimension purificatrice du sacrifice, intériorisée à la demande de Dieu par le cœur « brisé » qui a sacrifié tout amour égoïste de soi et s’est ainsi purifié pour Dieu. Un cœur généreux se montre également capable de renoncer à ce qui lui est cher par amour pour autrui. Par l’exercice du choix et de la préférence, le sacrifice a sa place dans un cœur noble et évolué. Il est une immolation de tout égoïsme et renouvelle l’amitié avec le Seigneur ou avec le prochain. Le psaume 50 est la référence dans ce domaine : il exprime le fait que les sacrifices rituels – l’institution religieuse – ne sont agréés par le Seigneur que lorsqu’ils procèdent d’un cœur purifié par le repentir, d’un cœur animé par l’amour de Dieu et du prochain.

L’action de grâce

Base positive de la culture, l’offrande d’action de grâce est un apport significatif de la culture biblique : le sacrifice est une révélation de soi – de la personne profonde – et une manifestation de l’amour. Le sacrifice que la Divinité fait d’elle-même en la personne du Fils de Dieu est la manifestation suprême de son amour. La Croix est l’icône de l’amour parfait : donner sa vie pour ses amis et pour ses ennemis. Le mot sacrifice veut bien dire « consacrer », « rendre sacré », oblation exclusive. Il veut dire également « se consacrer » : « je donnerais ma vie pour toi », dit à Dieu l’apôtre Pierre. L’âme du sacrifice est la préférence d’autrui à soi, avec joie, avec louange : « c’est le sacrifice de louange qui me rend gloire », dit le Seigneur (Ps. 49, 23 ; cf. Héb. 13, 15).

L’exemple divin

La Divinité Elle-même a donné l’exemple de cette préférence, en faisant exister des êtres qui n’existaient pas, sacrifiant ainsi son autosuffisance en créant. Le modèle de l’amour sacrificiel qui, par amour, veut l’existence d’un autre que soi, se matérialise ensuite dans l’Incarnation : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis », dit Dieu (Jean 15, 13). Non seulement Il le dit, mais Il le fait. La civilisation universelle reçoit son fondement dans le mystère du don de soi, dont le sacrifice eucharistique est le signe suprême. Tel est l’enjeu de l’Incarnation divine : « le Fils de l’homme est venu donner sa vie » (Mat 20, 28). Et, ce qui est un motif supérieur de louange : ce don de soi par amour est le langage de la liberté ! Aucune nécessité, aucun devoir, aucune loi, aucune obligation, une fois la dette acquittée, ne gouverne plus l’oblation amoureuse de soi. Dieu se sacrifie librement ; Il paye pour le coupable librement : « personne, dit-Il, ne m’ôte la vie, c’est Moi qui la donne : J’ai la liberté de la donner et J’ai la liberté de la recevoir de nouveau » (Jean 10, 18). Le sacrifice est le langage de la liberté.

La joie du sacrifice

Préférence et choix par amour pour autrui ; renoncement gratuit à un bien pour un bien supérieur : c’est le quotidien de ceux qui aiment, n’est-ce pas ? Nous ne voulons pas du mot sacrifice, mais il s’agit pourtant bien de cela : je me consacre à toi ; je t’offre et te consacre ce que j’aime – argent, temps, santé, fatigue, possession… « Ce qui est à moi est à toi » ; « je t’offre ma vie », dit à Dieu et à autrui celui ou celle qui aime. Or, ce qui scelle l’authenticité nuptiale du sacrifice, et le distingue de tout lugubre dolorisme, est la joie. Certaines croix romanes, arméniennes, égyptiennes ou byzantines montrent un Christ dilaté par la joie d’aimer jusqu’au bout l’homme qu’Il a créé.

L’Esprit descend sur le sacrifice

C’est que l’Esprit, invoqué sur la Croix, descend sur elle : liberté de l’Esprit ! Joie de l’Esprit ! Le Fils a prononcé une admirable épiclèse avant le Golgotha : « Père, glorifie ton Fils ! » (Jean 17). L’Esprit du Père, descendu sur la Croix à la demande du Fils, couronne de joie son sacrifice, comme Il le fera pour les saints martyrs – « joie des martyrs », chante le tropaire des noces et de l’ordination. La justesse d’un sacrifice se voit à la béatitude de l’offrant qui s’offre lui-même de bon gré. Cet amour sacrificiel est exprimé dans le tropaire du dimanche des saintes icônes : « Tu as daigné monter librement dans ta chair sur la croix… » Seul l’amour est réparateur.