Entretien avec Alexandru Bruciu dans le quotidien « Ziarul Lumina » du Patriarcat roumain – 17 juin 2018. –
L’année 2017 a été dédiée par le Patriarcat Roumain à la mémoire du patriarche Justinien et des défenseurs de l’Orthodoxie à l’époque communiste.
A.B. : R.P. Marc‑Antoine, vous avez connu la Roumanie durant les dernières années de la direction du patriarche Justinien Marina. Comment avez-vous trouvé l’Église Orthodoxe Roumaine sous le joug de l’oppression du régime communiste ?
P.M.A. : Mon épouse et moi-même avons fait une visite en Roumanie au cours du mois d’août 1972, si je me souviens bien. La sainte Roumanie supportait alors courageusement la dictature. Arrivant de France, étant des jeunes de moins de trente ans, nous n’étions pas informés de la situation. La Roumanie nous est apparue alors sous un angle très favorable. Nous étions inconscients et nous n’imaginions pas les souffrances par lesquelles passait ce peuple si attachant. Nous étions donc sensibles à la beauté des paysages et des villes, à la vie traditionnelle des villages, à la gentillesse des habitants et, il faut bien le dire, au pittoresque de la vie quotidienne: on voyait beaucoup de charriots aux grandes roues trainés par des chevaux, des bœufs ou des buffles. Les hommes paraissaient pauvres mais ce n’était pas la misère; c’était plutôt une simplicité de vie, qui paraissait, à certains égards, plus authentique que ce que nous connaissions en France.
A.B. : Quelle impression vous a laissée le patriarche Justinien lorsque vous l’avez connu ?
P.M.A. : Sa Béatitude le patriarche Justinien nous a fait alors une grande impression. C’était un beau vieillard, un beau paysan roumain, avec beaucoup de noblesse et de caractère sur le visage. C’était impressionnant de le voir. Nous l’avons rencontré lors de fêtes religieuses et nous avons été reçus par lui dans son bureau au Patriarcat, à Bucarest. Je me rappelle de mon émotion quand je pus lui baiser la main. Je me rappelle de son visage plein de force intérieure.
A.B. : Pouvez-vous partager avec nous quelques souvenirs du temps des rencontres avec le patriarche Justinien ?
P.M.A. : Sa Béatitude ne parlait pas le français et nous ne parlions pas le roumain. Il nous a regardés avec bienveillance. C’était un homme âgé qui souffrait de la maladie de Parkinson, autant que je me souvienne. Mais, par sa dignité et la force spirituelle qui émanait de lui, il a été pour nous une figure représentative de l’Orthodoxie roumaine enracinée dans la tradition rurale – une des dernières civilisations rurales d’Europe. Mais nous étions très jeunes, de très jeunes Français, un jeune ménage d’étudiants, et nous étions entrés dans l’Eglise orthodoxe seulement depuis quelques années. Tout nous paraissait nouveau, passionnant et touchant. Nous étions accompagnés par un ami roumain, un prêtre de Pîngàrati, Père Mihai Gàlinescu, qui parlait assez bien le français. C’est lui qui nous a fait découvrir la Roumanie lors de cette première visite.
A.B. : Comment était perçu le patriarche Justinien dans la diaspora roumaine et par les communautés chrétiennes de France ?
P.M.A. : Sa Béatitude le patriarche Justinien de bienheureuse mémoire n’a pas été apprécié à sa juste valeur, ni dans l’émigration roumaine ni parmi les chrétiens d’Europe occidentale. Les Roumains orthodoxes ne parlaient presque jamais de lui et les Français ne connaissaient presque rien de lui. On ne savait pas, par exemple, que, grâce à lui, la Roumanie, sauf erreur de ma part, est le seul pays de l’Est où l’Eglise n’a pas été hors la loi pendant le régime dictatorial. On ne savait pas que le Patriarche avait obtenu, grâce à Gheorghiu Dej, un statut légal pour l’Eglise orthodoxe, ce qui veut dire que l’État devait la respecter, elle, ses fidèles et son patrimoine.
Les Français orthodoxes, quant à eux, n’étaient pas assez reconnaissants pour le fait que Sa Béatitude avait, avec le Saint-Synode, et dans le contexte compliqué des années 70, donné sa bénédiction pour que soit organisé un diocèse français de l’Eglise roumaine – l’Eglise Catholique Orthodoxe de France – et que soit pour cela ordonné un évêque français. Moi-même, en tant que prêtre français de l’Eglise roumaine, j’ai honte de cette ingratitude, surtout maintenant que je connais mieux la situation. Dans cette Eglise orthodoxe française, on nommait toujours le patriarche Justinien dans la célébration liturgique, mais on ne donnait pas aux fidèles et aux prêtres d’information intéressante sur notre Patriarcat et sur notre Patriarche.
Quant aux Roumains émigrés en Europe occidentale, ils parlaient presque toujours de façon négative du Patriarcat roumain; et les Orthodoxes des autres juridictions ne montraient pas suffisamment de respect à cette Eglise vénérable et ancienne, qui a su garder la foi des Apôtres et des Pères au cours de l’Histoire, dans toutes sortes de circonstances extrêmement difficiles. En fait, c’était surtout de l’ignorance qui se manifestait à l’Ouest.
A.B. : Vous avez été ordonné prêtre en 1977, l’année dans laquelle le patriarche Justinien s’est endormi dans le Seigneur. Quel héritage spirituel nous a laissé le troisième patriarche de la Roumanie après sa longue direction de 29 ans en tant que Primat de l’Église Orthodoxe Roumaine?
P.M.A. : Je regrette de n’avoir pas rencontré plus souvent Sa Béatitude le patriarche Justinien. En tant que prêtre de l’Eglise orthodoxe roumaine, je suis heureux de dire que le Patriarche nous a transmis le courage de défendre notre tradition patristique de toutes nos forces. Mais cette tradition qui vient du Christ et des saints Apôtres doit être toujours enracinée dans la vie du Peuple, comme l’a souvent dit Père Dumitru Stàniloae.
La tradition plénière de la foi et de la vie chrétienne s’apprend dans la famille, dans le village, quand il existe encore, dans le monastère, c’est-à-dire là où des frères vivent de façon communautaire le message de Jésus Christ. Issu lui-même du village roumain, Sa Béatitude le patriarche Justinien est toujours resté proche des racines et de la terre roumaines.
Cela pose bien sûr une vraie question: comment l’expérience orthodoxe roumaine arrive-t-elle à se perpétuer en milieu urbain, notamment dans l’émigration de l’Europe occidentale? Autre question: comment les Occidentaux, qui sont souvent coupés de toute vie traditionnelle de la campagne, peuvent-ils assumer l’expérience cosmique du christianisme?
Nous avons grand espoir que ce que nous a transmis le patriarche Justinien est tellement universel que cela peut s’adapter à n’importe quel contexte. N’oublions pas que le Patriarche est également celui qui apprit aux moines obligés de travailler en usine à pratiquer la Prière du cœur là où ils se trouvaient, c’est-à-dire en milieu industriel. N’oublions pas non plus que la tentative du régime despotique de déchristianiser le Pays, en transférant les hommes depuis le village jusque dans les cités urbaines – ou même en détruisant purement et simplement les villages –, a échoué.
La conclusion de plus de quarante de despotisme athée en Roumanie est l’échec de la déchristianisation. Le patriarche Justinien, comme le montre son livre l’Apostolat social, avait, comme beaucoup de fidèles et de pères spirituels roumains, un sens pratique de la vie chrétienne orthodoxe, dont nous pouvons aujourd’hui nous inspirer. Après tout, la vie de l’Eglise, à l’origine, dans tous les pays, était urbaine: elle n’est devenue rurale que par la suite…
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