Le mal n’est pas –
L’orgueil n’a pas existé avant Lucifer, parce que le mal n’a ni essence ni existence par lui-même : il existe mais il n’est pas. Le mal est une perversion, une dégradation ou une diminution indéfinie du bien. Lucifer est considéré dans la Tradition comme le “père du mensonge” (Jean 8, 44). Mais, avant de tromper les hommes innocents, sans expérience et sans défense, il a éprouvé la jalousie à l’égard de l’amour et de la complicité qu’il vit entre Dieu et l’homme. Il éprouva de la jalousie à l’égard de Dieu à qui revenait la confiance de l’homme. Il éprouva de la jalousie à l’égard de l’homme, créé à l’image de Dieu et pour lui ressembler, et à qui revenait l’amour de Dieu de préférence à toute créature. L’enseignement général des saints Pères fait de la jalousie ou de l’envie éprouvée par Satan l’origine des autres péchés qui sont apparus dans le monde, ainsi que de la souffrance et de la mort.
Le détournement du bien
La question insoluble pour la pensée humaine est celle-ci: comment une créature bonne peut-elle devenir mauvaise? Cette question crucifiante pour la pensée humaine a été posée par saint Basile à propos de l’homme dans son ouvrage “Que Dieu n’est pas responsable du mal”. Il dit que l’homme, qui était bon, a pu être perverti en raison de sa faiblesse de créature. En effet, seul Dieu est, ou plutôt, seul Dieu, qui transcende l’être, peut vouloir être et persévérer dans l’être. Les créatures peuvent seulement consentir à être quand Dieu les appelle du non-être à l’être; elles peuvent seulement répondre à l’appel divin; elles peuvent vouloir ce que Dieu veut quand Il veut qu’elles soient.
Le fragile devenir
Mais elles sont fragiles parce qu’elles sont soumises au devenir. En effet, pour être, il a fallu qu’elles deviennent; et le devenir est une fragilité. Normalement celui-ci se manifeste par la persévérance dans le bien et dans l’être, à l’image de la divinité. Mais la créature peut se lasser de tendre toujours vers le bien; elle peut se lasser d’être et d’aimer; et, dans cette lassitude, ou affaiblissement de son devenir et de l’être qu’elle devient sans cesse, elle peut être trompée. C’est à ce moment qu’elle peut être la proie de la tentation et de l’illusion diaboliques.
Lucifer s’est trompé
En ce qui concerne Lucifer lui-même, la réponse n’est pas aussi simple. Qui a pu tromper Lucifer? Qui a pu le tromper et l’induire en erreur? Quel autre Lucifer? La réponse est que Lucifer n’a pu être trompé, ou bien il faudrait remonter de Lucifer en Lucifer jusqu’à quel premier trompeur? Et l’on n’aurait rien résolu. La réponse est plus complexe: Lucifer n’a pu être trompé; il n’a pu que se tromper lui-même! Telle est l’expérience que nous avons nous-mêmes du péché: tromper, être trompé ou se tromper, ce qu’illustre le tropaire du Fils prodigue. Dans un moment de faiblesse, ébloui par la lumière, le plus bel oiseau du monde se fracasse sur la vitre…
L’orgueil
Avant de tromper autrui, en l’occurrence l’homme, Lucifer, qui n’a pu être trompé par aucun autre artisan du mal, s’est trompé, ébloui par son propre éclat. Tel est le contenu de l’orgueil : l’illusion d’un bien. L’orgueil consiste à se tromper soi-même et, dans sa forme la plus évoluée, à se prendre pour Dieu. Lucifer, une créature, chronologiquement la première des créatures, et hiérarchiquement un des premiers de l’ordre angélique et céleste, s’est pris pour Dieu. Il s’est constitué rival de Dieu. Il a voulu supplanter Dieu et il a fait cela en détournant l’homme vers lui-même, le faisant désobéir à Dieu pour obéir à lui-même, divinité usurpée.
L’illusion
Le péché initial, l’orgueil initial est ainsi une auto illusion, une auto tromperie, une erreur dans l’évaluation de soi, du monde et de Dieu. Et cette illusion fait naître l’esprit de rivalité: non pas l’envie – car l’orgueilleux n’a rien à envier à quiconque, il se suffit à lui-même ! – mais la jalousie, car celui qui se prend pour un dieu ne peut accepter qu’il existe un autre dieu que lui. Dieu est unique! Lucifer n’est pas polythéiste! Et si Dieu est unique, a-t-il pu penser, ce ne peut être que moi!
La liberté
Le péché d’auto déification chez Lucifer est né dans la liberté. La liberté et le devenir comportent la possibilité de l’erreur. Une liberté peut être trompée ; elle peut se tromper. L’Archange n’était déterminé ni dans l’être ni dans le bien. Aucune nécessité ne gouverne l’univers. Le devenir lui appartenait comme à toute créature. Il mésusa de sa liberté et crut devenir un dieu si ce n’est Dieu lui-même; il devint, ou cru devenir, Dieu devant Dieu, un anti Dieu et voulut, par la calomnie, éliminer Dieu de l’espace des créatures. Cette entreprise fut libre; Lucifer manifesta sa liberté dans la production d’une illusion mortelle; il la manifesta ensuite en partant à la conquête du trône de la Divinité, en calomniant et en trompant. Lui qui s’était trompé lui-même, il trompa l’homme. La liberté peut secréter l’autosuffisance, une caricature de la divinité; la liberté fondamentale, non pas celle de l’alternative, mais la liberté qui, à l’image de celle de Dieu, est pure affirmation, sans délibération, pure Oui, fut le creuset où elle se pervertit elle-même en pur Non.
L’autodétermination
« Autexousia » est en grec le nom de la liberté divine. Elle a son image dans la créature sublime de Lucifer. En celui-ci, l’autodétermination s’est, par illusion, montrée le phénomène aberrant de “retournement” du bien en mal, de l’amour en haine, de la glorification en négation, de l’inclusion en exclusion meurtrière, du don de soi en domination, du service créateur en despotisme asservissant: la créature belle, sublime et lumineuse se pervertit en ange de la laideur et de la bassesse de l’orgueil, par le pouvoir impensable de faire exister ce qui n’existe pas: le mal – ténèbres de l’erreur caricatures de la ténèbre divine de l’inconnaissance… créativité maligne à l’inverse de la créativité divine. Lucifer, dit Goethe, “singe la Divinité”.
La jouissance
Une autre caractéristique du péché luciférien est le plaisir. Le monde angélique étant incorporel – relativement incorporel par rapport au divin – n’est accessible à aucun plaisir – ni gourmandise, ni luxure, ni avarice, ni colère, ni vanité – sauf à celui, pratiquement incorporel, qu’on trouve dans l’orgueil. Cette jouissance est sans égale. L’orgueilleux est dans une extrême jouissance de soi; c’est une ivresse solitaire, c’est une passion, une addiction. Il se dresse avec une volupté immatérielle devant toute humilité. Il est inaccessible et aux reproches, et aux humiliations et à l’amour. Il ne souffre pas. Il est invulnérable. Rien ne peut détrôner l’orgueilleux. C’est pourquoi la seule question métaphysique et théologique sérieuse, et qui reste jusqu’à ce jour en suspens, est celle de la conversion de Satan, l’archange de l’orgueil, dont aucun orgueilleux de ce monde n’approche.